Bien que la greffe d’organes ait enregistré un fléchissement notable pendant la période Covid, cette activité thérapeutique semble avoir repris du poil de la bête, ces deux dernières années. En attestent les récentes opérations de transplantation effectuées au cours de ces deux dernières années et qui ont été auréolées de succès malgré le manque évident de moyens dans les établissements hospitaliers. Pourtant, un principal obstacle demeure, à savoir la réticence des proches des défunts en état de mort encéphalique qui s’opposent au don d’organes, alors qu’il s’agit de la seule chance de sauver des patients d’une mort certaine. Le Dr Jalel Ziadi, directeur général du Centre national pour la promotion et la transplantation d’organes (Cnpto), s’est livré sur les efforts qu’il faudrait entreprendre pour promouvoir cette activité thérapeutique en Tunisie pour permettre à des personnes qui souffrent d’une insuffisance chronique sévère de retrouver un semblant de vie normale. Entretien.
L’activité de transplantation d’organes est une thérapeutique parfaitement maîtrisée en Tunisie. Notre pays fait figure de pionnier dans ce domaine à l’échelle du Maghreb arabe. Comment expliquez-vous cette réussite ?
La Tunisie est pionnière dans la transplantation que ce soit d’organes ou de tissus. Elle a commencé avec les décrets beylicaux qui ont autorisé l’activité de transplantation d’organes. En 1948, la première greffe de cornée a été effectuée par le Pr Hédi Raïes. La première greffe de rein a eu lieu en 1986 à l’Hôpital Charles-Nicolle par le Pr Saadeddine Zmerli et la première transplantation cardiaque a été réalisée en 1993 à l’Hôpital Militaire Principal d’Instruction de Tunis par l’équipe médicale dirigée par feu Pr Mohamed Fourati. Donc, l’activité de transplantation d’organes ne date pas d’aujourd’hui en Tunisie. C’est une conjugaison de facteurs qui explique que nous maîtrisons aujourd’hui parfaitement l’activité de transplantation d’organes : la volonté des médecins tunisiens de réussir dans ce domaine et surtout le rôle de l’Etat de vouloir former constamment des compétences et de les maintenir à la pointe de la science et de la technologie.
Comment s’effectue le prélèvement d’organes ?
Le don d’organes s’effectue à partir d’un donneur vivant (rein ou la moitié d’un foie) ou d’un donneur en état de mort encéphalique hospitalisé dans un service de réanimation. Nous ne prélevons pas d’organes sur des cadavres, mais sur des personnes qui sont en état de mort cérébrale, c’est-à-dire l’arrêt total et irréversible des fonctions neurologiques (mais les organes sont animés pendant quelques heures).
L’activité de prélèvement et de transplantation d’organes s’inscrit dans un système hermétique, régi par un cadre juridique et contrôlé par le Centre national pour la promotion et la transplantation d’organes (Cnpto). C’est la loi 95-49 du 12 juin 1995 et la loi 91-22 du 25 mars 1991 qui régissent la greffe en Tunisie. Elles fixent les critères pour les donneurs vivants et les donneurs en état de mort encéphalique qui peuvent faire ou non l’objet d’un prélèvement d’organe. Un donneur vivant, désirant faire don d’un rein ou d’une partie de son foie, doit soumettre son accord au tribunal de première instance. S’agissant du donneur cadavérique, toute personne est présumée donneuse en Tunisie. C’est ce qu’on appelle le consentement présumé sauf si cette personne s’y oppose de son vivant et que son nom figure dans le registre d’opposition au prélèvement d’organes. La famille peut également opposer son refus. Il s’agit en priorité des enfants, des parents, du conjoint ou de la conjointe et enfin des frères et des sœurs du défunt en état de mort encéphalique.
En cas de don d’organes, comment sélectionnez-vous le receveur qui va en bénéficier ?
Il existe, en fait, deux types de receveurs. La première catégorie concerne les patients en urgence absolue, dont le pronostic vital est engagé à court terme (quelques heures, voire quelques jours). Leur survie est tributaire d’un octroi du greffon dans les plus brefs délais… La 2e catégorie se rapporte aux patients qui présentent une défaillance chronique des organes. Ils sont inscrits sur la liste d’attente nationale et l’octroi du greffon s’effectue grâce à un logiciel informatique d’aide au choix basé sur des critères médicaux établis par le comité scientifique du Cnpto sans aucune intervention humaine et avec toute transparence et équité.
L’activité de prélèvement et de greffe d’organes s’est essoufflée pendant la crise Covid. A-t-elle retrouvé aujourd’hui sa vitesse de croisière ?
Cette activité a été impactée négativement par la crise Covid. Il y a eu une chute conséquente des greffes d’organes réalisées dans les établissements hospitaliers publics qui sont autorisés à les faire, et ce, pour plusieurs raisons. Au début de la pandémie, nous ignorions comment ce virus interagit avec l’organisme humain, qui plus est avec les patients greffés et sous immunosuppresseur. Nous étions donc presque à l’arrêt car nous ne pouvions pas prendre le risque d’exposer ces patients à une infection grave causée par le coronavirus. Il ne faut pas oublier non plus que la plupart des lits de réanimation étaient occupés par des malades Covid graves, ce qui a retardé également de façon significative l’activité opératoire de la greffe. Puis, lorsque nous avons commencé à comprendre le mode de fonctionnement et de contamination du coronavirus et que nous avons pris les mesures de prévention et de protection nécessaires, il y a eu une reprise progressive de l’activité de greffe. Au cours de l’année 2022, nous avons pu réaliser 52 transplantations d’organes, dont 7 hépatiques, 12 cardiaques et 33 rénales, à partir de donneurs cadavériques en état de mort encéphalique.
Quel est le taux de réussite des greffes en Tunisie et quels sont les organes les plus souvent greffés ?
Plusieurs éléments conditionnent la réussite d’une greffe :
la tolérance de l’organe greffé par l’hôte, la qualité du greffon, la comorbidité du receveur, à savoir s’il est suivi pour plusieurs problèmes de santé ainsi que de la qualité de la prise en charge et du suivi post-opératoire. En effet, la réussite d’une greffe n‘est pas seulement chirurgicale. Le suivi est très important après l’opération. Le patient greffé doit prendre un traitement à long cours pour diminuer l’immunité et afin que l’organisme tolère bien le greffon. S’agissant du taux de réussite des greffes, il s’élève à environ 65% pour la greffe cardiaque, à 70% pour la greffe hépatique et il dépasse 90% pour la greffe rénale.
Bien que les besoins en greffons soient importants, les dons d’organes restent insuffisants. Quels sont les principaux obstacles ?
Le prélèvement d’organes reste en Tunisie en deçà des besoins et des espérances. Plusieurs Tunisiens sont réfractaires à l’idée de faire don des organes d’un de leurs proches décédés et en état de mort encéphalique. Plusieurs causes sont avancées, mais c’est surtout l’intégrité du corps humain qui est évoquée comme principale raison qui expliquerait ce refus. Il y a également le fait religieux alors que la religion l’autorise. Une minorité pense, en effet, que la religion musulmane interdit le prélèvement d’organes sur des défunts bien que ce soit là des préjugés qui sont faux. Je pense qu’il faut éduquer au don d’organes à travers les spots TV et radio. Sensibiliser dès le jeune âge est important également. D’où l’idée de parler du don d’organes dans les établissements scolaires. Il faudrait également promouvoir davantage ce geste généreux dans les prêches du vendredi et encourager la mention de donneur sur les cartes d’identité.
Combien de personnes se trouvent aujourd’hui sur la liste d’attente d’un greffon ?
1.650 sont en attente d’un rein et on compte une quarantaine de personnes respectivement pour le cœur et le foie. La liste est plus longue pour les insuffisants rénaux car il y a un moyen de suppléance pour les maintenir en vie qui est la dialyse. Par contre, pour les insuffisants cardiaques et hépatiques, l’espérance de vie ne dépasse pas six à huit mois. C’est pour cette raison que le nombre de personnes sur la liste d’attente est beaucoup moins élevé et que cette liste est constamment renouvelée.
Bien que les établissements hospitaliers soient modestement équipés, les greffes d’organes qui y sont réalisées sont de véritables réussites. Le mérite revient aux compétences médicales tunisiennes qui, aujourd’hui, maîtrisent parfaitement cette technique. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce propos ?
Tout le système de santé essaie de maintenir et de garantir des prestations de qualité pour ces patients malgré les difficultés logistiques et financières que nous rencontrons. La greffe fait intervenir, en effet, plusieurs équipes médicales dans différentes spécialités : néphrologues, urologues, chirurgiens hépatiques, gastro-entérologues, cardiologues et chirurgiens cardiovasculaires ainsi que des immunologistes, des pharmaciens et les médecins biologistes.
Ce travail ne peut réussir sans la collaboration avec les paramédicaux, infirmiers, techniciens supérieurs, aide-soignants et ouvriers.
Toute cette chaîne travaille en symbiose pour garantir la réussite des opérations de prélèvement et de transplantation d’organes. C’est un travail collectif médical et paramédical auquel s’ajoute l’administration.
Lorsque nous avons un mort encéphalique il faut au moins une dizaine de personnes pour s’occuper du défunt. Des médecins réanimateurs, des médecins urgentistes et une équipe paramédicale pour gérer le donneur.
Au cours du prélèvement, trois équipes vont se relayer : l’équipe de chirurgie cardiaque, de chirurgie urologique et de chirurgie hépatique.
L’équipe du Cnpto organise et coordonne cette opération. Parallèlement, d’autres équipes travaillent auprès du receveur afin de raccourcir le temps d’ischémie des organes qui seront transportés dans des flacons spécifiques sous la protection de la police ou la Garde nationale. Il faut rappeler que le cœur ne peut se maintenir en dehors d’un organisme vivant au-delà de quatre heures, le foie au-delà de huit heures et le rein au-delà de 24 heures. Ce qui explique parfois le recours au transport aérien et, à cette occasion, je remercie l’équipe de l’unité aérienne de la Garde nationale qui nous a aidé à transporter les greffons.
Depuis début 2023, il y a eu quatre prélèvements multi-organes (deux cœurs, deux foies et huit reins).
Qu’est-ce qui peut causer l’échec d’une greffe d’organe ?
L’échec d’une greffe d’organe peut être dû soit à un problème technique chirurgical, soit à un problème de rejet ultérieur. Mais actuellement, avec le développement de la médecine, ce risque est de plus en plus faible.
Les patients greffés nécessitent un suivi à long cours très étroit pour garantir les meilleurs résultats possibles.
Quels sont les efforts qui doivent être entrepris pour promouvoir l’activité de la transplantation d’organes en Tunisie ?
C’est un problème sociétal. L’activité de transplantation d’organes est l’alternative ultime qui permet aux greffés de reprendre une vie sociale et professionnelle normale. La greffe doit être un axe stratégique de développement dans notre pays. Il faut améliorer la sensibilisation et la prise en charge du patient avant et après la greffe et promouvoir le don d’organes. Il ne faut pas oublier qu’un seul mort encéphalique peut sauver quatre personnes (deux reins, un foie et un cœur ainsi que la cornée).
Mon message est que le don d’organes est un don de vie.